En mémoire de Garry Prouty

(1936 - 2009)

Marlis Pörtner (1)

Traduction : Françoise Ducroux-Biass

Avec le décès de Garry Prouty, fondateur de la pré-thérapie, (21 août 1936-17 mai 2009), c’est une grande figure de l’Approche centrée sur la personne qui disparaît. Sa théorie représente l’une des évolutions les plus importantes que l’approche ait connue depuis Carl Rogers.

Ma première rencontre avec Garry Prouty date de 1981, lors d’un workshop dont Eugene Gendlin, avec un groupe de collègues et disciples, était l’initiateur. Après un début de semaine plutôt décevant se présenta un personnage extraordinaire qui, en une heure et demie de séminaire, parvint à captiver tous les participants. Impressionnant, l’homme l’était dans son apparence, par sa stature imposante, sa chevelure sauvage, sa tenue insolite. Et tout aussi impressionnant il l’était dans ce qu’il nous présentait : son travail thérapeutique avec des personnes souffrant de graves maladies et handicaps mentaux, des patients chroniques dans des hôpitaux psychiatriques, etc. En bref, des personnes habituellement considérées comme ne pouvant pas être atteintes par la psychothérapie, voire des personnes incapables de contacts relationnels.

Rencontrer Garry Prouty fut pour moi une révélation. J’avais justement commencé à travailler avec des clients souffrant d’un handicap mental, ce qui, à l’époque, signifiait s’aventurer en terrain inconnu. La psychothérapie pour ce groupe de personnes était pratiquement inexistante. Jusque-là, je m’étais sentie bien isolée. Or voilà un collègue qui travaillait dans ce même domaine et avec des succès remarquables ! C’était rassurant et confirmait l’expérience que j’avais, à savoir que pour ce genre de clients l’Approche centrée sur la personne était particulièrement appropriée. Depuis, nous sommes restés constamment en contact, échangeant nos idées et nos expériences. Avec les années, nous sommes devenus amis, lui, Jill, son épouse, fidèle assistante et promotrice de son œuvre, et moi-même. Nous nous sommes vus souvent, chez eux dans les environs de Chicago ou quelque part en Europe, à l’occasion de conférences ou de séminaires que nous dirigions tous les deux. On travaillait, discutait, riait, dînait ensemble… En Europe, Jill et Garry préféraient les restaurants italiens, chez eux ils m’emmenaient dans un de ces petits restaurants délicieux qu’ils avaient dénichés alentours et qu’un étranger n’aurait jamais pu trouver.

Garry était un homme chaleureux, plein d’humour, qui aimait la vie et avait un cœur d’or. Il s’engageait passionnément pour ce qui avait de l’importance à ses yeux. Parfois entêté mais toujours plein de compassion pour les souffrances d’autrui. Cette compassion provenait certainement des souffrances par lesquelles il était lui-même passé pendant une jeunesse extrêmement dure dont il ne parlait qu’à de très rares moments. Un court récit biographique (Prouty, 1998) dans son premier livre sur la pré-thérapie (2) (Prouty, Van Werde, Pörtner, 1998) ne laisse entrevoir qu’une toute petite parcelle de ce qu’il dut subir dans son enfance et dont il n’aimait pas se souvenir. Le chemin fut long et douloureux pour arriver à ce qu’il a achevé dans sa vie.

Lorsqu’il était étudiant à l’université, Garry Prouty travaillait dans un restaurant pour avoir des repas gratuits ; sa situation financière était continuellement désastreuse, d’autant plus que c’était l’époque de son premier mariage et de la naissance de sa fille Glenn. Cependant, l’université lui ouvrit un monde complètement nouveau. Il eut la chance de rencontrer des professeurs qui, tôt, reconnurent ses dons extraordinaires, l’encouragèrent et l’aidèrent à trouver sa voie. Il se passionnait pour la psychologie et était fasciné par la philosophie, surtout la phénoménologie, science qui plus tard allait devenir le fondement théorique de son œuvre.

À la racine, l’œuvre de Prouty a été influencée par trois événements d’importance. Le premier est d’ordre personnel : il a passé son enfance avec un frère cadet diagnostiqué à la fois de schizophrénie et de handicap mental. Le second a sa source dans sa formation, car c’est avec Eugene Gendlin qu’il apprit la pratique et la théorie de la psychothérapie centrée sur la personne. Le troisième est lié à sa carrière. En effet, en tant que jeune psychologue, il eut son premier emploi dans une institution pour personnes handicapées mentales.

Apporter de l’aide et de l’espoir aux gens soi-disant « sévèrement dérangés », dont beaucoup vivaient depuis des années plus ou moins abandonnés et isolés dans des arrière-salles d’hôpitaux, voilà la motivation centrale de son travail pour lequel il s’est passionnément engagé. Prouty, dès le début, réussissait de façon tout à fait intuitive à créer un contact avec ces personnes. Mais la ténacité de Gendlin, son « mentor », comme il l’appelait, qui sans cesse lui posait la question de comment vraiment il faisait pour y parvenir, poussa Prouty à réfléchir d’un point de vue méthodologique et théorique sur sa façon de travailler. C’est ainsi qu’est née la pré-thérapie.

Tout en restant fidèle aux principes rogériens, Prouty apporta un développement précieux à l’Approche centrée sur la personne. Partant de la notion du « contact psychologique » chez Rogers, il subdivisa le contact en trois niveaux : le contact avec la réalité, le contact avec soi-même (contact affectif) et le contact avec autrui (contact de communication). Il appela l’ensemble de ces trois niveaux les « fonctions de contact ». Chez la plupart des patients psychiatriques ou des personnes handicapées mentales ces fonctions sont endommagées de manière soit permanente, soit momentanée (comme lors d’un épisode psychotique), ou bien elles sont insuffisamment développées.

Ne pas restreindre le contact à sa dimension interpersonnelle nous procure une clé inestimable pour créer un contact avec des personnes qui – pour une raison ou une autre – ne supportent pas le contact direct avec autrui. Pour faciliter ce processus, Prouty a développé une méthode puissante : les réflexions de contact. Différentes catégories de réflexions, correspondant aux différents niveaux de contact, aident à stimuler un contact à l’un ou l’autre de ces niveaux. Ce sont les réflexions situationnelles : (« nous sommes assis à table », « le tapis est bleu ») pour le contact avec la réalité ; les réflexions corporelles (soit en verbalisant : « vous êtes assise toute raide », « vous levez le bras », soit en adoptant l’attitude ou les gestes de l’autre personne) pour le contact physique avec soi-même ; les réflexions faciales (vous souriez, vous froncez les sourcils) pour le contact affectif avec soi-même ; les réflexions mot par mot (en répétant des mots compréhensibles comme « arbre », « jouer », « maman », ou des articulations sonores comme « brrr brrr », « lalala ») pour le contact de communication et, finalement, les réflexions réitératives qui servent à maintenir ou ranimer des moments de contact préalables (« hier vous m’avez montré votre pull-over neuf », « tout à l’heure vous souriiez en voyant le chat »). Il s’agit de simples réflexions très concrètes, qui ne visent que ce qui est perceptible en évitant toute interprétation. Ces réflexions nous ouvrent une porte qui nous permet d’entrer doucement et avec précaution, pas à pas, dans le monde clos et étrange d’une personne psychotique ou handicapée mentale (Prouty, 1977, 1994).

« Le principe est simple, mais l’art est difficile », Prouty avait coutume de le souligner dans ses séminaires. S’approcher du monde des personnes en question et arriver à mieux le comprendre exige une sensibilité subtile et une capacité d’empathie très développée. Il est évident que, dans ce domaine, les principes de l’Approche centrée sur la personne sont particulièrement nécessaires, sinon indispensables, tant en ce qui concerne la psychothérapie que les soins et l’accompagnement de tous les jours. D’autre part, travailler avec ces personnes « difficiles » représente une excellente école pour acquérir les qualités de l’Approche centrée sur la personne que sont l’empathie, la congruence, et l’estime. La pré-thérapie de Garry Prouty se fonde de façon exemplaire et intransigeante sur ces qualités tout en offrant une méthode pratique et puissante pour pouvoir les réaliser dans nos rencontres avec des personnes souffrant de sévères handicaps ou maladies mentales.

Une autre révélation lors de ma première rencontre avec Garry Prouty fut sa ferme conviction que toute hallucination, toute illusion psychotique, bref toute « folie » a pour base des expériences réelles. Cette conviction – vérifiée par ses nombreuses expériences cliniques – s’accordait avec l’étonnante découverte que je venais de faire avec ma première cliente handicapée (Pörtner, 1990).

Son orientation phénoménologique incita Prouty à rester fermement avec ce que les clients présentaient, sans jamais interpréter ou imposer ses propres idées. L’histoire de la « femme au serpent » (Prouty, 1994) en est un des exemples les plus stupéfiants. Mme L. avait été diagnostiquée de psychose paranoïde schizophrénique avec tendances suicidaires et homicidaires. Elle était constamment hantée par l’hallucination d’un énorme python qui ne la quittait jamais, ni jour ni nuit. Au cours d’une longue psychothérapie avec Prouty – deux séances par semaine pendant plusieurs années – elle arriva à déchiffrer ce que symbolisait ce serpent, à savoir une tentative d’homicide par sa propre mère lorsqu’elle était toute petite fille. C’est un cas exceptionnel. Il y a peu de thérapeutes qui, comme Prouty, sont munis d’une patience imperturbable et prêts à accompagner leurs clients dans les abîmes les plus profonds et effrayants d’une psychose, sans jamais les influencer ou leur imposer quoi que ce soit. En outre, cette cliente était d’un courage exceptionnel et d’une volonté sans pareil. En 1999, j’ai eu la chance de rencontrer Mme L. chez elle, dans les environs de Chicago. Garry et moi étions allés la voir au sujet du projet de la publication dans laquelle cette thérapie exceptionnelle aurait été décrite en détail, non seulement par le thérapeute mais aussi par la cliente. Malheureusement ce manuscrit est resté inachevé (Prouty & Lynn : The snake woman, manuscrit inédit).

Il est extrêmement rare d’arriver à déchiffrer l’expérience traumatique qui se cache sous des comportements ou des paroles incohérentes et apparemment dérangées. Toutefois, pour la personne en souffrance, rien que le fait de rencontrer quelqu’un dont l’attitude signifie : « il y a quelque chose que je n’arrive pas à comprendre », et non pas « elle est détraquée », représente une différence cruciale qu’elle va certainement ressentir. Autrement dit : nous touchons une fois de plus au cœur de l’attitude centrée sur la personne. Cette attitude est indispensable, non seulement envers des gens souffrant d’une psychose mais aussi envers ceux qui ont un handicap mental ; elle est indispensable non seulement dans une psychothérapie mais également dans l’accompagnement ou dans les soins de tous les jours.

En effet, le paradigme de contact et les réflexions de contact ne sont guère limités à la psychothérapie, mais s’appliquent tout autant au travail quotidien dans les hôpitaux psychiatriques ou dans les institutions pour personnes handicapées. On peut même dire que leur potentiel atteint son maximum dans ce domaine-là. C’est le mérite de Dion Van Werde d’avoir développé à l’hôpital Sint-Camillus de Gand un milieu thérapeutique fondé sur la pré-thérapie et qui fait ses preuves depuis près de vingt ans. Ce modèle exemplaire peut facilement être adapté à d’autres institutions et modifié selon leurs structures. Davantage qu’une séance de thérapie, les relations quotidiennes offrent effectivement de nombreuses occasions pour stimuler, développer et fortifier les fonctions de contact aux différents niveaux indiqués par Prouty. Surtout avec des personnes qui ont un handicap mental, le milieu quotidien a bien plus d’importance qu’une thérapie. Intégrés dans une manière de travailler fermement fondée sur les principes de l’Approche centrée sur la personne (Pörtner, 1996), c’est dans l’accompagnement et les soins quotidiens que des éléments pré-thérapeutiques se propagent progressivement.

En 1985 eut lieu en Europe le premier séminaire de Prouty. Ce fut à Breda, en Hollande. Depuis cette époque Prouty revint en Europe chaque année pour présenter la pré-thérapie lors de congrès. Au fil des années, il donna des séminaires et fit des conférences dans presque tous les pays d’Europe (Belgique, Allemagne, Italie, Grèce, Grande-Bretagne, Roumanie, République Tchèque, Pays-Bas, France). Ainsi la pré-thérapie se répandit de plus en plus et devint davantage reconnue en Europe qu’aux États-Unis.

En 1995, Garry et Jill Prouty fondèrent, avec un groupe de collègues, le Pre-Therapy International Network dont Dion Van Werde fut nommé coordinateur. Depuis cette époque, le Network a son siège social à Gand, en Belgique, ville dans laquelle l’hôpital psychiatrique Sint-Camillus lui offre aimablement l’hospitalité pour ses réunions annuelles. Il se développe sans cesse ; de nouveaux membres se joignent à ceux de la première heure et apportent idées et expériences. Malgré sa santé de plus en plus fragile qui rendait les voyages pénibles, à deux exceptions près, Garry participa chaque année à ces réunions annuelles ; la dernière fois, ce fut en 2007.

Depuis, nous regrettons son absence – l’absence de l’homme qu’était Garry Prouty, du collègue et de l’ami. Son œuvre, par contre, reste présente. À nous maintenant de l’entretenir, de l’intégrer dans notre travail centré sur la personne et de contribuer à son évolution – pour le bien de ces personnes soi-disant « sérieusement dérangées » pour lesquelles Garry Prouty l’avait créée et qui, toute sa vie, lui tinrent à cœur.

Références bibliographiques

Pörtner, M., (1990), Client-centered therapy with mentally retarded persons : Catherine and Ruth. Dans Lietaer, G., Rombauts, J., Van Balen, R., eds. : Client-Centered and Experiential Psychotherapy in the Nineties. (pp. 659-669), Leuven, University Press.

Pörtner, M., (1996), Ernstnehmen, Zutrauen, Verstehen. Personzentrierte Haltung im Umgang mit geistig behinderten und pflegebedürftigen Menschen. 2010: 7e édition en préparation, Stuttgart, Klett-Cotta ; édition néerlandaise 1998 : Maarssen, Elsevier ; édition anglaise 2000, 2e édition 2006 : Ross-on-Wye, PCCS Books ; édition danoise 2003 : Copenhague, Reitzels ; édition tchèque 2009 : Prague, portål.

Prouty, G., (1977), Protosymbolic method : A phenomenological treatment of schizophrenic hallucinations. Journal of Mental Imagery, 1, (2) pp. 339-42.

Prouty, G., (1990), Pre-Therapy : A Theoretical evolution in the person-centered psychotherapy of schizophrenia and retardation, in Lietaer, G., Rombauts J., Van Balen, R., eds., (1990), Client-Centered and Experiential Psychotherapy in the Nineties. Leuven, University Press.

Prouty, G., (1994), Theoretical Evolutions in Person-Centered/Experiential Therapy, Westport, Praeger.

Prouty, G., (1998), Die Grundlagen der Prä-Therapie Dans : Prouty, Van Werde, Pörtner : Prä-Therapie (pp. 17-83), Stuttgart, Klett-Cotta.

Prouty, G., Van Werde, D., Pörtner, M., (1998), Prä-Therapie, Stuttgart, Klett-Cotta ; édition néerlandaise 2001, Maarssen, Elsevier ; édition anglaise 2002, Ross-on-Wye, PCCS Books ; édition tchèque 2005 : Prague, portål.

Van Werde, D., (1998), Prä-Therapie im Alltag einer psychiatrischen Station. Dans : Prouty, Van Werde, Pörtner : Prä-Therapie (pp. 87-158), Stuttgart, Klett-Cotta.

(1) Marlis Pörtner, psychologue et psychothérapeute, est née à Zürich où elle a grandi. Elle a fait ses études de psychologie à Zürich et suivi une formation en psychothérapie centrée sur la personne à Zürich et aux États-Unis.

Marlis jouit d’une longue expérience professionnelle en libéral, dans l’accompagnement de personnes handicapées, et dans la formation et la supervision professionnelles en institutions. Depuis 2009 elle se consacre essentiellement à la rédaction d’articles et de livres, à la formation et à la supervision professionnelles.

(2) Publié en allemand mais non traduit en français. Toutefois, la traduction du passage sus-mentionné est parue dans le chapitre « Les fondements de la pré-thérapie » paru en 1998 dans la revue Mouvance rogérienne grâce à la bienveillance de l’éditeur allemand, Klett-Cotta.

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