Après plusieurs années de pratique professionnelle, Carl Rogers réalisa qu’il travaillait fort différemment de ses collègues. Il décida alors d’observer, de définir et de décrire sa manière de pratiquer, jusqu’à développer une approche à part entière. Il n’a ensuite cessé de préciser, présenter et tester cette approche. Une de ses grandes forces fut de ne pas le faire en comparaison avec ce qui existait déjà , ce qui lui permit l’élaboration de nouveaux critères, dont bon nombre devinrent partie prenante du champ de la psychothérapie et des professions de la relation d’aide au sens large.
Il demeure cependant vrai que l’Approche centrée sur la personne est une position, une vision particulière. Elle propose et défend un tout cohérent dont la valeur justifie de poursuivre dans la voie ouverte par son fondateur. Pour cela il convient de continuer à affirmer cette conception dans sa spécificité, à ne pas craindre la confrontation avec d’autres optiques, et surtout à ne pas tomber dans le piège de la considérer comme moins valable.
Il vaudrait mieux, par exemple au niveau de la psychothérapie, se souvenir du rôle pionnier de Rogers et de sa « thérapie centrée sur le client », dont certains concepts ont mis des décennies avant d’être redécouverts par d’autres. «C’est ainsi que Rogers avait depuis longtemps anticipé le changement de l’écoute en psychanalyse.» (p. 23.) Pour que la démarche thérapeutique centrée sur la personne ne soit pas déconsidérée, comme certains le craignent aujourd’hui (p. 89), il vaut la peine de s’appuyer sur sa spécificité et sur sa richesse, et de les affirmer clairement.
« Pour beaucoup d’entre nous qui travaillons avec cette approche, l’emploi d’une terminologie psychanalytique s’avère inutile. » (p. 28). Ce n’est pas là une question de rejet de la démarche psychanalytique, mais de proposition différente. Ce qui est rejeté, c’est la vision d’un être humain psychiquement «malade», enfermé dans des mots et des concepts relevant d’une théorie « qui n’a jamais été vérifiée. Pas plus qu’aucune autre théorie. » (p. 28.)
La proposition contenue dans l’essence de l’Approche centrée sur la personne vise à plus qu’à voir l’être humain « guérir ». Elle raisonne également en termes d’individus en croissance. « Parce que l’homme est poussé vers une expérience nouvelle. Plus une personne est en bonne santé, plus cet élan sera fort et plus les motifs de croissance influenceront son comportement. » (p. 81.) C’est de potentiel humain qu’il s’agit, d’autant plus que c’est ce potentiel qui se dévoile lorsque le thérapeute offre un environnement répondant aux conditions définies par Rogers.
Il a, entre autre, « été montré que l’empathie du thérapeute induit chez le client une meilleure capacité à s’écouter. Je pense que cela devrait également induire chez le client une meilleure capacité à communiquer et donc à écouter, comprendre et respecter les personnes de son entourage. » (p. 45.) Pourtant la plupart des pratiques, de la psychothérapie à la supervision en passant par l’éducation et le travail social, ne sont pas basées sur une conception de la personne comme un être complet, « qui a des capacités innées de croissance et de changement » (p. 38). D’où la nécessité de continuer à faire vivre, à transmettre et à promouvoir une vision non réductrice de l’être humain.
Il est également temps et nécessaire de sentir la légitimité à le faire, sinon trop peu de champ de la conscience collective sera occupé par la perception que chaque être humain a des moyens à développer, que chacun peut plus qu’il ne se croit capable. « En tant que thérapeutes, consultants, éducateurs, nous avons mérité une place. » (p. 51.) Trop souvent les propos de Rogers sont assimilés à une vision idéaliste, alors que « ses thèses sont fondées sur des analyses très rigoureuses de ce qu’est l’être humain, de ce que requiert la communication authentique, de la nature de l’empathie, du processus d’apprentissage et de transformation de la personnalité » (p. 20).
Il se peut que cette réalité ait quelque chose de dérangeant qui mène à tenter, par bien des moyens, de la discréditer ou de la mettre de côté. Il y a pourtant de la beauté à refuser le rôle facile d’expert, de la force à admettre l’impossibilité d’expliquer l’autre et à lui laisser le champ de la découverte, du respect à ne pas s’imaginer avoir su écouter « avant que le client n’ait exprimé ou signifié ce qu’il voulait personnellement dire ainsi que ce qu’il a ressenti intérieurement » (p. 59). De plus, dans un monde où l’habitude est si forte de devoir tout expliquer, quelle extraordinaire révolution des modes de pensée que d’accepter de partir à l’exploration de ce qui existe mais n’est pas encore connu, dé-couvert. Une révolution que notre monde n’a pas encore faite, tant l’accent est depuis longtemps mis sur la capacité à maîtriser, si contraire à l’esprit de découverte.