Carl Rogers a résolument, au cours de sa vie, ancré l’Approche centrée sur la personne dans la relation humaine. Bien que définie, elle n’est pas une technique ; bien que précise, elle demande adaptation constante. Et c’est tant mieux, s’agissant de l’humain, que de ne pas penser à l’enfermer dans des cases et des formules toutes faites. En corollaire, cela ouvre de nombreuses questions sur la capacité d’être soi-même, en tant qu’être humain, un aidant valable pour un autre être humain. Surtout si l’on envisage, non comme un beau concept auquel on est tout prêt à adhérer, jusqu’à ce que le premier obstacle ne nous en détourne, mais comme une réalité à mettre en pratique le fait que «le but essentiel du thérapeute centré sur la personne, le seul et même but pour tous ces clients, c’est d’être un aidant efficace» (p. 87). Un aidant qui accepte que ce n’est pas lui qui peut savoir ce qui est bon ou juste pour l’autre, et qui ne cherche pas à l’influencer dans son sens ; qui considère que ce n’est pas sa réponse qui sera la réponse de l’autre ; qui, enfin et par conséquent, se doit d’ouvrir à «se faire entraîner dans un monde qui n’est pas le sien, entrer dans un territoire inconnu dont nous ne sommes pas les habitants, dont nous ne détenons pas les clefs» (p. 77).
Nous avons tellement appris à devoir savoir que cela n’a rien d’une attitude évidente. Il faut quasiment se faire violence, pour se donner l’occasion de découvrir qu’il existe une autre expertise, basée non dans une connaissance extérieure (une connaissance sur) mais dans une capacité intérieure et humaine (une capacité à ). Dans bien des domaines de nos sociétés, il faut de plus faire face à des habitudes et croyances contraires. «L’Approche centrée sur la personne demande du temps pour une qualité particulière d’attention aux personnes : il faut convaincre, et pour cela déjà donner de soi à travers sa manière d’être.» (p. 64).
La question est d’autant plus sensible dès lors que l’on choisit de travailler avec des enfants, qui n’ont pas nos moyens intellectuels, pas notre psychisme d’adulte, et fonctionnent beaucoup plus en prise directe avec l’instant présent. Ils n’ont pas le recul de la construction mentale entre eux et le monde, de même qu’entre eux et nous. Ce que nous sommes face à eux relève ainsi d’un essentiel. «Il est nécessaire que, tout en s’accordant avec empathie aux expériences relationnelles reproduites par l’enfant, le comportement du thérapeute soit toujours authentique.» (p. 22). Il est donc nécessaire de savoir qui et comment nous sommes, car l’authenticité ne souffre d’aucun compromis.
Cela ne va pas sans constantes remises en question, avec la somme d’inconfort que cela suppose. Il serait nettement plus paisible de disposer d’un savoir tout fait, d’une garantie, surtout après toutes ces années de formation. Mais nos titres pèsent bien peu dans la réalité d’une relation. Mieux vaut être prêt alors à donner de soi, à supporter le doute, à ne pas se contenter de l’acquis mais à chercher constamment. «J’ai été plusieurs fois consternée, en tant que thérapeute, par le niveau de mon malaise et la manière dont j’accablais mon client avec ce malaise.» (p. 57). «Toutefois, je crois que l’auto examen par le thérapeute de ses attitudes et intentions est vital au développement de la manière responsable d’être
thérapeutiquement présent avec ses clients. » (p. 31).
Au-delà de ces propos professionnels, c’est une réflexion plus large qui peut se développer. Nous avons, aujourd’hui comme jamais de mémoire d’hommes, et du moins dans une partie du globe, l’occasion de penser et de créer notre monde. Comme pour l’écoutant centré sur la personne, c’est beaucoup d’une question d’engagement que cela dépend. Si la construction et les conditions d’un accompagnement thérapeutique sont dépendantes de l’intention et de la manière d’être de celui ou celle qui le pratique, de sa croyance dans la valeur et les moyens de la personne, il en va probablement de même, à plus large échelle. De nos croyances et intentions pour nous-mêmes, pour le monde et l’humanité dépendrait ainsi leur évolution future. A nous d’avoir conscience qu’il faut donner les conditions nécessaires à l’évolution pour qu’elle puisse se faire dans une direction plutôt constructive. A nous de savoir ce que nous sommes prêts à donner de nous, à engager, pour quoi et pour combien de temps. Comme pour le cheminement individuel en thérapie, la construction humaine ne se fera pas sans nous et c’est nous qui en détenons les clefs. Comme pour le thérapeute, notre démarche sera toute différente si nous cherchons avant tout à être assurés et à ne pas être remis en question, ou si nous sommes prêts à nous questionner sur notre fonctionnement, nos malaises, nos limites et nos moyens de les repousser.
Garderons-nous nos notions collectives de liberté et de fraternité comme de simples idéaux, ou serons-nous d’accord de nous investir pour en faire une réalité mise en pratique ? «Il y a moi, simplement, guidée par la théorie que j’ai choisie et par mon intention d’être au service du client de manière responsable et facilitatrice» (p. 58). «Être entendu, fait apparemment simple, se révèle alors d’une puissance remarquable.» (p. 74) : «L’un des processus est notamment l’acquisition par le client d’un pouvoir personnel. Ce pouvoir, conséquence du respect et de la compréhension manifestée par le thérapeute, se traduit par un accroissement de la confiance en soi, et éventuellement d’un meilleur bien-être général.» (p. 89). Ce ne sont, en définitive, que des processus humains qui sont observés en psychothérapie. Des processus qui relèvent de démarches de construction de soi et de son monde, et qui se font au prix d’un véritable investissement personnel et de parcours souvent tumultueux.
Nous savons donc qu’ils peuvent se produire, en observons et en connaissons les conditions. Faut-il laisser l’application de cette connaissance aux seules situations de soins ou peut-on, au contraire, s’atteler à la mettre en pratique dans ce grand tout dont nous participons tous et que l’on nomme l’humanité ? Pour le dire avec humour, et même si la route est encore longue, la véritable réussite des professions de la relation d’aide serait, en somme, de se retrouver sans objet par conséquence d’une humanité suffisamment saine et construite pour ne plus avoir besoin de tels supports.