En science humaine, la conception qu’on porte en soi de la vie et de la personne est un des principaux déterminants de la manière dont on abordera son activité, qu’elle soit de nature intellectuelle, réflexive ou pratique.
Ainsi en est-il de la recherche où, suivant les options prises, le chercheur se tournera vers des procédures tendant à objectiver l’être humain ou au contraire à le considérer comme un participant à part entière. Dans le premier cas, nous aurons des sujets de recherche dans le sens d’objets, dans le second dans celui d’individus actifs. En arrière-plan, la question est de savoir s’il convient de neutraliser au maximum la participation consciente, en ne dévoilant pas les objectifs de recherche et en donnant le minimum d’information sur ses intentions en tant que chercheur, de manière à avoir les réponses les moins orientées et les plus «pures» possible. Convient-il à contrario de faire réellement participer et réfléchir les personnes sur des questions clarifiées et ouvertement amenées, estimant que c’est leur capacité de réflexion et de réponse qui enrichira la recherche.
Conscientisée ou non, la conception qu’ont les chercheurs des capacités de l’être humain occupera une part décisive à l’heure d’un tel choix. Cette question n’apparaît pourtant que rarement dans leurs écrits, alors que les conséquences de ces deux options sont fondamentales et peuvent même mener à se demander si «[cette première vision] fait justice aux réalités que nous cherchons à étudier, [si] elle ne les déforme pas» (p. 10).
Pour le praticien également, la conception de l’homme est un pilier – pas toujours reconnu – de sa démarche. Quel genre d’impact le psychothérapeute doit-il avoir ? Est-il censé être quelqu’un qui dirige l’autre, d’une manière ou d’une autre, qui le guide en le faisant aller dans telle ou telle direction ? Est-il quelqu’un qui sait mieux quelle direction est la bonne, à un moment donné ? Ou sa responsabilité professionnelle réside-t-elle au contraire dans une capacité à «pousser plus avant dans l’inconnu», dans l’idée que «la réponse, celle qui convient […] à la personne […] puisqu’elle est sienne, est dans cet inconnu» (p. 19) ?
Cette question des conceptions de l’être humain divise et divisera sans doute encore longtemps les professionnels de la relation d’aide. Ainsi «la notion de confiance pour Rogers concerne la personne tout entière alors que pour Gendlin elle ne s’adresse qu’au processus de l’experiencing» (p. 77). C’est leur conception qui détermine leur manière de travailler et permet de répertorier leur forme d’activité, telle celle «d’un thérapeute centré sur la personne qui travaille uniquement au
moyen de la relation elle-même et qui n’ajoute pas d’autres éléments ou moyens en dehors de la communication» (p. 50).
Cette question est aussi peu évidente qu’incontournable car, dans l’échange, dans l’entretien d’aide, c’est avec la conception profonde qu’il porte en lui que le thérapeute sera présent, non avec celle avec laquelle il se sent intellectuellement en affinité et à laquelle il pense adhérer. La diversité des approches relève sans doute pour une bonne part de ce que les divers thérapeutes, anonymes ou figures de proue d’écoles thérapeutiques, sont eux-mêmes des êtres humains porteurs de leur conception profonde de la personne. Eux-mêmes sont plutôt pessimistes ou confiants dans la capacité de l’être humain de «se ressentir comme une personne capable de donner du sens à sa propre situation et de choisir les futures étapes de sa propre vie» (p. 69). Eux-mêmes comme tout un chacun, en définitive, sont porteurs de leur propre vision d’eux-mêmes, de leurs solidités et faiblesses intérieures, et c’est là qu’ils puiseront leur vision de l’autre. Quelle que soit leur démarche, c’est ce qu’ils possèdent en eux qu’ils transmettront, dans leur manière d’être comme dans leur technique.
Les sciences humaines, finalement, nous renvoient à la question générale de la vision de l’humain, de la personne et donc de nous-mêmes dont nous sommes porteurs, pour nous comme pour le monde dans lequel nous vivons. Elles sont dès lors susceptibles de participer d’une manière bien plus importante que nous ne pouvons l’imaginer à la construction de ce monde, et ce d’autant plus si l’on envisage que «l’homme moderne […] est en quête du sens de la vie» et que «le besoin que de nouvelles approches s’intéressent à cette vieille question se fait grandement sentir» (p. 26).