La question de la différence, et des réactions qu’elle suscite en nous, est un des défis constants de notre vie et un des grands facteurs de conflit, ou à l’inverse de paix, suivant comment nous parvenons à y répondre. Bien que nous semblions être par nature fort curieux et désireux d’aller sans cesse de l’avant, attirés par de nouvelles découvertes, l’exploration de ces univers inconnus que représentent les autres, parfois proches, souvent lointains, n’a pour sa part rien d’une évidence. Bien souvent, « les différences sont automatiquement vues comme dangereuses et susceptibles de semer la discorde et ne sont par conséquent pas aisément sujettes à l’exploration et à la négociation » (p. 10), et notre réflexe premier consiste plus en un rejet qu’en une attitude d’ouverture. Il s’ensuit des réactions de contrôle, de prise de pouvoir, de mise à distance, dans lesquelles certaines de nos tendances les plus destructrices semblent trouver une justification collective.
La position d’expert habituellement prônée dans le domaine de la psychothérapie et du soin psychique en général peut être vue comme une illustration de ce positionnement premier face à la différence, tant elle est imprégnée de pouvoir, de supériorité et de protection. Ses caractéristiques renvoient, en matière de relation à l’altérité, au modèle traditionnel. En sortir demande de bousculer certains de nos carcans de pensée bien installés, au prix d’un certain inconfort, en tout premier lieu celui de l’incertitude et de la prise de risque. A l’évidence, cela ne peut se faire ni être exigé de force. Avant de prétendre partir à la découverte de contrées nouvelles, tout explorateur se prépare, mentalement, physiquement, et prend soin de s’équiper de la manière la plus adéquate possible. De même, confronté à l’inconnu humain, le professionnel de la relation d’aide a-t-il besoin d’une « formation [qui] instaure la confiance, non dans le pouvoir de la contrainte et de la conformité, mais dans l’influence positive de la liberté de parler sans masque et celle de choisir, sans peur de perdre l’approbation » (p. 87). Il doit se connaître suffisamment, avoir conscience de ses points faibles et la capacité de les surveiller, avoir travaillé en lui certains universaux comme le besoin de pouvoir ou celui de reconnaissance. C’est ainsi muni qu’il peut à son tour devenir un véritable explorateur et rester ouvert au défi de l’inconnu que représente l’altérité.
Un tel changement de position face à la différence peut avoir des implications considérables. Ce sera le cas au sein d’un groupe, ou les rapports de force habituels s’en trouveront bouleversés : « la plupart des grands groupes ont la réputation d’avoir tendance à rendre les personnes impuissantes. Dans un atelier centré sur la personne, en revanche, le grand groupe peut devenir un cadre dans lequel une personne se sent investie d’un pouvoir, et cela se produit par la valorisation des différences » (p. 25). En acceptant d’entrer dans des zones inconnues, nous ne pouvons bien sûr savoir à l’avance combien de temps cela durera, jusqu’où nous devrons aller ni comment nous serons sollicités. Le besoin de stabilité, avec le sentiment de sécurité qu’elle procure, sera un autre écueil à l’acceptation de la différence, surtout dans des situations dans lesquelles nous perdons nos repères, comme au contact de personnes sujettes à des hallucinations ou consommatrices de substances provoquant une modification de la conscience. Nos compétences et notre congruence pourront être sérieusement mises au défi : « c’est dans ces moments-là , lorsque [par exemple] nos clients sont le plus fortement sous l’emprise de la drogue, que notre engagement pour la non-directivité, notre respect envers l’être humain souverain et son droit absolu de choisir son propre chemin, peuvent être confrontés à l’un de ses tests les plus importants » (p. 50). C’est aussi dans ces situations qui échappent aux règles de notre pensée mentale et rationnelle, comme lorsque « les formes non verbales […] occupent la place d’honneur dans l’aide à ceux qui sont le plus gravement en perte de contact avec la réalité quotidienne » (p. 76), que le bagage personnel que nous aurons pris soin de développer peut se trouver être ce que nous avons de plus précieux à offrir.
Pour qu’il puisse s’avérer être solide, ce bagage devra avoir été construit patiemment, de manière consciencieuse et attentive. « Si l’Approche centrée sur la personne est davantage qu’une psychothérapie, si c’est une philosophie de vie, elle doit offrir un système de croyances qui tienne compte de la nature des gens » (p. 38), et donc de notre nature également. Celle-ci est la première qu’il conviendra d’avoir explorée et mise à jour si nous voulons éviter de tomber dans ceux de ses aspects qui nous limitent et de répéter nous-mêmes, sans le réaliser, certains processus humains de prise de pouvoir et de rejet.
Jean-Marc Randin