Dans le domaine de la psychothérapie, la conception la plus répandue, chez les personnes qui viennent consulter comme chez les professionnels, est que le thérapeute se doit de posséder une connaissance extérieure, et supérieure. C’est sur cette base qu’ont été développés des outils de diagnostic et tout un vocable professionnel. Cette vision a un côté rassurant non négligeable, qui lui confère une puissante force d’attraction. Son inconvénient est de donner un rôle passif à « l’élément humain […], en niant l’aspect le plus essentiel de la personnalité » (p. 41).
Est-ce le bon modèle ? En savons-nous assez sur ce qui soigne vraiment, dans le monde du psychisme, pour prendre pour acquis un tel point de départ ? N’y a-t-il pas là un piège, celui d’être pris dans ce travers très humain qu’est la volonté de maîtrise et de contrôle ? De participer ainsi au maintien d’un ordre établi et, au final, au statu quo de l’existence de la souffrance psychique plus qu’à un réel processus de changement de conscience ? Ce risque touche tous les thérapeutes, êtres humains avant tout, y compris ceux des approches dites humanistes, tant « même si la philosophie que je professe a pour cœur la rencontre, […] la vérité est que j’ai peur quand mes convictions sont mises en question » (p. 25).
L’exploration et la compréhension de soi nous amènent pourtant, par essence, au-delà du connu, et ne peuvent donc en maintenir le confort. Clients, patients ou thérapeutes, il nous faudra, pour emprunter résolument ce chemin, trouver moyen de nous accommoder à l’inconnu. « C’est une question de courage ; il faut du courage pour faire confiance au client et à ses propres capacités au lieu de se rabattre sur des comportements, des méthodes et des techniques qui semblent sécurisantes parce que nous pensons savoir ce qui va suivre » (p. 90-91). Il en faut également pour se remettre soi-même constamment en question, pour accepter de ne jamais savoir vraiment mais de toujours chercher. Il faut de la lucidité et de la solidité personnelle pour accepter de se laisser guider par ce que nous ne savons pas, pour en suivre la trace avec constance et l’assurance intérieure que ce n’est pas là une position d’impuissance, mais bien de mise en œuvre de son potentiel humain. « C’est une manière active et proactive de dire délibérément oui », à soi-même autant qu’« à l’Autre en tant que personne » (p. 88).
Loin d’être un acte aveugle, il s’agit d’adopter volontairement une position qui permette de sortir de la maîtrise intellectuelle, ou de son illusion, pour atteindre d’autres facettes de l’être humain, pour toucher à la dimension plus physique et surtout plus holistique de l’expérience, du vécu intérieur. Tous, nous pouvons nous raconter une histoire mentale de nous-même, et y croire relativement facilement. Malheureusement le mental est souvent un grand illusionniste, qui peut nous servir à voir « le monde comme je veux qu’il soit » (p. 89) mais ce faisant nous asservir à cette image. Selon « la théorie centrée sur la personne, [qui] conteste la vision conventionnelle de l’évaluation » (p. 49), nous entretenons alors un état « d’incongruence » entre notre expérience et la conscience que nous en avons.
Le vaste champ de l’exploration de soi et de la compréhension du psychisme humain demande de sortir de la vision statique de la pensée intellectuelle, qui ramène tout à ce qui est déjà connu, pour entrer dans un processus mouvant et ouvert. C’est dans cet état que nous aurons des chances de découvrir des pans de nous-même jusqu’alors hors de portée. « Pour que le comportement change, un changement de perception doit être expérimenté. La connaissance intellectuelle ne peut se substituer à cela » (p. 51). Les dimensions relevant de nos « expériences organismiques » nous sont souvent bien moins familières que les concepts intellectuels, et pourtant nous les pratiquons tous les jours. Elles nous composent, quotidiennement, cependant nous semblons peu à l’aise avec, peu désireux de leur donner une place centrale afin de pouvoir mieux les appréhender. Nous sommes loin de savoir « quelles en sont les limites. Quelles sont les limites de l’hypothèse de croissance ? […] nous ne pouvons essayer de répondre à ces questions que par un mélange bienfaisant de scepticisme et d’ouverture » (p. 15).
La tâche est grande, passionnante, elle demande de bousculer nos carcans de pensée et ceux de nos constructions et conventions sociales. Nous avons exploré le monde extérieur, faisant preuve d’une audace et d’une ingéniosité impressionnantes, mais fort peu notre « potentiel inhérent, ce mouvement continu et dynamique en quête d’un accomplissement constructif » ( p. 10). Dans ce domaine, nous semblons nous accrocher à nos acquis, avoir développé et maintenu des messages collectifs d’impuissance face à nous-même, et au final nous montrer relativement peu aventureux et courageux.
Jean-Marc Randin