Nous nous souvenons tous, dans notre inconscient collectif, ou peut-être dans notre conscience collective, de ces temps où l’homme, parce qu’il ne comprenait pas, ne savait pas ce qui se passait au juste, avait une peur profonde, naturelle, de phénomènes comme la foudre ou l’orage. Nous avons, aujourd’hui, une tendance première, spontanée, «naturelle» elle aussi, à tenter d’expliquer et de contrôler, souvent dans une perspective linéaire de cause à effet. Tel comportement, telle difficulté, telle problématique sont vus comme ayant une cause, que nous recherchons et pensons devoir maîtriser, considérant que là est le chemin vers une résolution.
Pourtant, nombre d’observations nous montrent un autre visage du monde, du vivant et de l’humain. Dans différentes branches scientifiques, bien des chercheurs rejettent la vision mécaniste au profit d’une vision holistique et processuelle (pp. 5-26). Pour cette conception, le vivant n’est pas constitué d’états statiques, mais de mouvements, d’interconnexions et de créativité constante. L’être humain aussi, selon ces chercheurs, praticiens et philosophes, est vu comme un organisme complexe en évolution permanente, dans ce qu’il est intrinsèquement comme dans ses rapports avec ses pairs et le monde qui l’entoure.
«Nous devenons des humains et nous nous créons les uns les autres tout au long de notre vie, qui est tissée de relations» (p. 76). «Nous pouvons dire que nous n’avons pas qu’une seule ‹nature›. Nous avons une nature biologique, […] une nature psychologique […] et finalement nous avons une nature sociale […]» (p. 39). Pour simples qu’ils soient dans leur énoncé, ces constats ont des implications encore peu intégrées dans notre conception intérieure de nous-mêmes. La tentation est forte de ramener la personne complexe et multidimensionnelle à des états définis, provenant de causes directes, linéaires. Preuve en est que, lorsqu’on tend à ouvrir d’autres perspectives, on est vite en but aux limites de notre langage. Ainsi Whitehead, physicien et mathématicien de formation, a-t-il eu besoin d’inventer une autre manière de s’exprimer pour présenter ses idées sur la nature de l’univers et le dépeindre en termes de processus.
Il en va de même dès qu’on touche à la psychologie humaine et à la multitude de nos expériences psychiques ; il devient vite très difficile de trouver les mots pour décrire ce qui se passe, ce que l’on voit et observe. Le recours à des images est alors aussi fréquent qu’utile, images parfois surprenantes, telle celle d’un métier à tisser pour décrire les aspects internes et externes des expériences de soi (p. 56). L’expérience, en effet, est au-delà des mots. Jamais il ne sera pleinement possible de
communiquer la réalité vécue «je suis ce trou noir» (p. 28), car l’expérience est, pleine et entière, tandis que les mots utilisés pour la décrire ont toujours un temps de retard. Ils sont même inévitablement en deçà de la réalité lors de drames humains comme le handicap. «Comment dire l’indicible ? Comment transmettre l’intraduisible ?» (p. 91).
L’expérience est également processuelle, mouvante et de ce fait non maîtrisable. Elle échappe par essence au mental qui tend à la contenir, à la comprendre. Pour entrer dans le mouvement du vivant, il faut accepter que nous sommes plus que notre seul mental, plus qu’une succession d’états. Il faut lâcher pour obtenir. En termes de praticien, «le plus important se trouve peut-être bien dans la confirmation que le concept de la thérapie a à faire avec la relation et n’a pratiquement rien à voir avec les techniques, la théorie ou l’idéologie» (p. 65).
L’être humain est infini (p. 80), et l’infini est mouvement, processus. Ce sont là des constats scientifiques, même s’ils ressemblent à une conception philosophique. Face à l’infini, c’est notre capacité de perception et de préhension qui touche à ses limites. Nous avons alors le choix entre résister et bloquer devant ce qui nous échappe, ou l’accepter et nous atteler à éduquer nos esprits à mieux savoir aborder cette réalité.
L’être humain a dépassé la peur de la foudre, sans doute ira-t-il également, un jour, au-delà de sa résistance au mouvement et à l’indicible du vivant. Il se peut que cela passe effectivement par une profonde modification de nos manières de penser, ou du moins de certaines parts de notre structure psychique. Cela fait longtemps qu’une structure de pensée linéaire est la norme, et elle présente indéniablement un certain confort. Ne pas rester enfermés dans cette conception mais élargir le champ de nos aptitudes, dans notre rapport à l’autre comme dans nos perceptions du monde et de nous-mêmes, peut cependant relever d’une aventure humaine passionnante. Qui sait si, un jour, la conception mécaniste et linéaire du monde ne provoquera pas comme seule réaction un sourire attendri à la mémoire d’un âge lointain de l’histoire de la conscience humaine.