La psychothérapie est encore fréquemment assimilée à des notions médicales, son bénéficiaire est le plus souvent appelé «patient» et bon nombre de ses praticiens estiment que leur métier devrait être pris en compte par les systèmes de santé de leur pays respectif. Dans la pratique, elle fait pourtant l’objet d’une utilisation plus ample, couvrant un large spectre de souffrances humaines, qui apparaissent comme plus liées à la condition et à l’évolution humaine qu’à des dimensions proprement pathologiques. Elle répond également à une recherche de mieux-être, de meilleur fonctionnement, de plus grand accès à son potentiel, et relève pour beaucoup de l’antique question de la connaissance de soi.
La psychothérapie élaborée par Carl Rogers fut dès son origine clairement positionnée comme dépassant le champ médical. Elle présenta une philosophie des personnes et une pratique thérapeutique cohérentes, dont «les positions fondamentales ne sont ni dépassées, ni à compléter par d’autres approches ; elles n’ont même pas été suffisamment exploitées ni explorées» (p. 77). Ses principes sont simples mais puissants. Ils sont simples parce qu’humains, parce qu’intrinsèquement liés à une manière d’être, et puissants parce qu’ils nous font pénétrer dans un monde proche et troublant à la fois, dont les contours nous échappent: notre monde intérieur, notre psychisme profond. Un monde face auquel, bien qu’il soit nôtre, nous sommes souvent bien empruntés.
La thérapie centrée sur le client, ou sur la personne, aborde ce monde sans a priori. «Dans cette perspective, la psychothérapie est envisagée comme une prise de responsabilité face au client en tant qu’Autre» (p. 54). Elle prend le pari d’entrer dans l’univers d’un Autre sans chercher à le maîtriser en le ramenant à soi. Elle implique pour cela de ne jamais oublier le fait que «le client choisit d’entrer en situation, vient à la séance, parle au thérapeute et se représente lui-même au thérapeute. Le client est la raison pour laquelle tous les deux [client et thérapeute] sont là ; le client est la source primaire de ce qui se passe » (p. 45).
Ce positionnement, pour peu qu’il soit réalisé et ne demeure pas du domaine des intentions, ouvre un espace illimité à l’exploration de soi par la personne. Il demande cependant de considérer que «les limites de l’approche reflètent les limites personnelles du thérapeute» (p. 8). Il n’y a, à nouveau, pas d’un côté le malade et de l’autre le soignant bien-portant, mais deux êtres humains porteurs, sur le moment, de responsabilités différentes, celle du thérapeute étant connue et définie.
Le fait d’être pleinement présent à la personne, sans a priori, sans blocage, sans perturbation, lui ouvre la voie à un processus
de contact profond avec elle-même. Ce qu’elle découvre alors n’est ni bien ni mal, car libéré de nos habitudes sociales de tout évaluer. Il s’agit bien plus de ce qui est: «c’est un experiencing sans barrière, sans inhibition, ni retenue. La cliente se sent consciemment aussi pitoyable qu’elle est, en fait, pitoyable. […] C’est une expérience totale. Cela ne procède pas de la pensée, ni de la compréhension intellectuelle» (pp. 33-34).
Entrer en contact avec ce qui est comme cela est, et découvrir que c’est acceptable justement parce que cela est, cet énoncé peut paraître modeste ou simpliste, mais ses implications n’ont sans doute pas encore été mesurées. Ce que montre, sans l’avoir cherché, la pratique thérapeutique centrée sur le client est loin de l’image d’un être humain malade qu’il convient de limiter, de rééduquer ou de contenir au mieux. C’est plutôt un être en difficulté et en souffrance parce que coupé de sa réalité, et par suite de lui-même. Le retour à la «santé» ne consisterait «qu’en» un retour à soi, celui-ci étant bloqué par de nombreux obstacles. «Peut-être, plus exactement, que plus le besoin ressenti de défense ou de protection diminue, moins le client met de conditions à son propre sens de valeur personnelle» (p. 21), ces conditions étant autant d’empêchements à la croissance et au bien-être.
Pour garder sa valeur, la manière d’être qu’est l’Approche centrée sur la personne et ses conditions ne seraient dès lors pas modifiables sans que tout l’équilibre soit rompu et que la démarche thérapeutique change radicalement. Pour autant «La procédure thérapeutique n’est pas uniforme. Elle est elle-même aussi individualisée et différenciée que faire se peut […]» (p. 64). Elle est différenciée car fondamentalement humaine.
Dès lors, si elle se définit clairement dans la relation thérapeutique, elle ne s’y limite pas pour autant et il n’est pas rare, pour le client comme pour le thérapeute, que «plus j’avance dans ma recherche, plus je prends conscience que cette attitude s’insinue pour toucher de quelque manière ce que je ressens pour les personnes dans ma ville, mon village ou le cercle plus large de la vie communautaire» (p. 25).