Par essence, les processus humains et les questions existentielles auxquels sont confrontées les personnes suivant une psychothérapie concernent tout un chacun, et les thérapeutes n’y échappent pas. Pour autant, il n’est pas évident de le reconnaître et de toujours savoir comment prendre en compte cet état de fait. Si nous pouvons admettre, ou du moins envisager, que par exemple « beaucoup de notre temps se passe en production d’excuses, de défenses, de constructions d’images pour combattre nos propres réalités indésirables et celles des autres, et en création d’apparences que nous désirons voir devenir des réalités » (p. 44), saurons-nous en identifier les conséquences dans notre pratique ?
La psychothérapie – et elle n’est de loin pas seule – est passée maître en matière de défenses. Le psychanalyste pourra invoquer la « résistance » d’un patient qui n’avance pas, le thérapeute centré sur la personne le « respect du libre choix » de son client. Ce peut être vrai. Mais il est également vrai qu’« il se peut que nous transmettions subtilement à nos clients nos propres sentiments potentiellement ambigus et, par là , perturbions leur guérison » (p. 38). Accepter la réalité de ce risque est un premier pas essentiel, salutaire mais potentiellement déstabilisant. Cela revient à prendre l’habitude de se poser des questions dérangeantes, à admettre de ne pas savoir et, plus inconfortable encore, de ne pas maîtriser. Cela implique également de développer conscience et connaissance de ce que nous faisons et de pourquoi nous le faisons. Il semble qu’à ce niveau, il y ait encore beaucoup à accomplir : « je n’ai trouvé aucune publication concernant le travail principal de l’empathie en thérapie non-directive – les processus secrets et conscients du thérapeute […]. Les questions empiriques importantes sont ce que font vraiment les thérapeutes à l’intérieur d’eux-mêmes dans le but de comprendre » (p. 74).
Ces constats interpellent. En tant que thérapeutes, serions-nous capables, à n’importe quel instant de notre pratique, d’exprimer avec clarté ce que nous sommes en train de faire et ce qui fait que nous le faisons ? Que ce soit lors d’une réponse de compréhension empathique, en restant silencieux, ou en ayant une réaction des yeux ou du visage. Quelle conscience profonde avons-nous de nous-même et de notre manière de pratiquer notre métier, quelle perception et compréhension de notre client et de son état intérieur ? Et il se pourrait que ce ne soit là qu’une partie de l’enjeu.
« Les émotions ‘s’imposent’ à nous. Nous ne pouvons pas les contrôler par la pensée, et si nous tentons de les nier ou de les enfouir, aussi profondément que cela soit en nous, d’une façon ou d’une autre elles ressurgissent » (p. 20). Enfouir quelque chose qui nous perturbe est cependant si rapide et « facile ». Ainsi par exemple d’un sentiment diffus et confus d’être passé à côté de la compréhension vraie d’une personne. Le risque est grand de laisser cette forme de confusion exister en soi et de s’habituer ainsi à un état de non-clarté. Puis, par glissement, de se cacher de plus en plus à soi-même ces sentiments originels de manquements à son engagement professionnel, et enfin de cacher ces manquements à son client, attendant alors implicitement de lui qu’il ne conscientise pas non plus la perception qu’il pourrait en avoir. D’un point de départ compréhensible, une « simple » mise à l’écart d’une sensation dérangeante, il est possible de dériver vers une situation bien plus complexe et de s’y enfermer toujours plus.
Pour éviter d’entrer sans le réaliser dans ces processus psychologiques, nous avons besoin d’en avoir une conscience et une connaissance aiguës ; à ce jour, elles ne sont pas suffisantes. Il est d’ailleurs possible de se demander si de tels processus n’expliquent pas, pour partie du moins, le peu d’intérêt et de considération que suscite la position non-directive, comparé à l’attractivité que présente la vision du thérapeute comme expert. Nous avons « vraiment besoin d’une psychologie » (p. 53) de divers processus humains fondamentaux. Et pour cela nous avons, entre autres, besoin d’apprendre les uns des autres, dans un contexte suffisamment sécurisant. Le groupe peut en être un, dès lors que « tous les participants sont impliqués dans l’essai de création, à l’intérieur du groupe, d’un climat psychologique et interpersonnel optimal » (p. 56).
C’est là un des moyens à disposition du thérapeute pour l’aider à répondre à une exigence première de son métier : la quête ancestrale et infinie de connaissance de soi.
Jean-Marc Randin