Depuis des décennies, la démarche centrée sur la personne est poursuivie par une certaine réputation d’idéaliste, de simpliste, d’insuffisante. Au niveau de la thérapie, son efficacité ne serait pas suffisamment démontrée scientifiquement pour pouvoir être inclue au sein des psychothérapies reconnues aux niveaux étatiques (le fait que Carl Rogers ait reçu deux prix prestigieux pour sa contribution à la recherche scientifique semblant occulté). Il est vrai que cette thérapie paraît bien éloignée des grandes nosographies telles que le DSM ; vrai également qu’elle manque de praticiens en milieu purement psychiatrique et qu’elle n’a ainsi que peu l’occasion de montrer son apport et sa valeur à ce niveau. Mais cela ne l’empêche pas de disposer d’un véritable bagage, tant théorique que pratique, bagage qui se fonde avant tout sur une observation des difficultés et des besoins de l’être humain, loin de tout présupposé ou de toute image toute faite.
La principale caractéristique de cette observation et des réflexions qui en découlent reste encore et toujours de garder l’individu au centre, et par conséquent de chercher à comprendre à partir de lui. C’est cela qui permet de constater que « ce que nous appelons la psychopathologie est une réaction à d’autres problèmes de vie » (p. 7) et, poussant plus avant la compréhension, « que la psychopathologie est le résultat d’une menace à l’intégrité personnelle, à la survie personnelle, au fait d’avoir une place sur terre […] » (p. 16). La démarche centrée sur la personne pose qu’il y a une personne avant une difficulté, avant une pathologie. C’est la personne, non la pathologie, qui est intéressante, qui mérite l’attention, qui met au défi notre capacité de compréhension : « comment est-il possible qu’une personne puisse en comprendre une autre ? Qu’y a-t-il derrière l’expérience de Rogers (plus exactement, l’expérience de chacun de nous) qui indique qu’il y ait une ‘résonance’ entre les gens ? » (p. 51) sont alors certaines des questions qui émergent et interpellent le praticien.
La démarche centrée sur la personne ne se veut pas intentionnellement provocatrice. Mais accompagner des personnes qui font face à la vie, avec leur individualité propre, leurs ressources, leurs points de faiblesse et même leur « potentiel pour se comporter de manière dysfonctionnelle ou destructrice » (p. 6), est inévitablement bien loin d’une conception pathologisante et gardant la personne à distance. Il ne s’agit pas de s’illusionner, mais peut-être avant tout de faire preuve de bon sens. « Peut-être a-t-on besoin d’une autre personne pour nous accompagner, mais jamais de quelqu’un qui prendrait le contrôle et déciderait de ce qui ne va pas et de comment le corriger » (p. 24). Ce constat va bien au-delà des personnes engagées volontairement dans une démarche de développement personnel pour s’appliquer également aux traumatismes dès lors qu’on prend en considération le fait qu’ « on sait déjà, au travers de plusieurs études, qu’un même évènement affecte différemment les personnes et qu’un évènement traumatique pour un individu ne l’est pas forcément pour un autre » (p. 38).
Trop souvent décriée ou déformée, la position non-directive de l’Approche centrée sur la personne, « récupérée par l’idéologie libertaire de la contre-culture des années cinquante, puis élevée au rang d’étendard de l’autonomie et de la liberté individuelle » (p. 86), ne relève pas d’une position idéologique et ne cherche certainement pas à « donner l’illusion qu’il n’existe plus de contraintes » (p. 79). Dans la thérapie de Rogers, sa raison d’être est tout autre et peut être vue sous différentes facettes. Tout d’abord par rapport aux clients, qui doivent avoir un espace suffisant pour pouvoir explorer leurs moyens de faire face à leurs problèmes de vie ; sans cela, la personne aura peu de chances de mobiliser sa propre intelligence naturelle et de parvenir à découvrir « en elle-même les graines qui lui permettent de grandir et de guérir » (p. 24). Ensuite au niveau des thérapeutes, qui ne sont pas démunis de cette caractéristique si humaine d’« être très bons pour imposer constamment aux autres nos normes et notre vision de la réalité » (p. 13) ; en adoptant résolument et volontairement une conception non-directive, ils cherchent à se positionner dans un ailleurs où ils deviendront capables de « prendre en considération certains aspects de façon à respecter le client et la direction qu’il donne à l’entretien » (p. 62) et de laisser la place à l’émergence d’un « processus qui est en fait le résultat d’un champ créé par la situation thérapeutique » (p. 83). Enfin, et par conséquent, au niveau de la relation thérapeutique elle-même, qui évoluera très différemment lorsqu’elle est posée sur de telles bases plutôt que sur le schéma encore trop répandu d’un thérapeute expert et d’un patient à qui il ne reste plus qu’à être passif ou réactif, puisque guidé.
Jean-Marc Randin