Cet éditorial est dédié à la mémoire de Peter F. Schmid, collègue et ami, décédé le 15 septembre 2020 des suites d’un accident de voiture. Peter Schmid était une des grandes figures internationales de l’Approche centrée sur la personne, un de ses fervents défenseurs, co-fondateur de l’association Mondiale WAPCEPC et de l’association européenne PCE Europe, auteur de nombreux livres et articles d’importance majeure qui ont contribué depuis plusieurs décennies à la compréhension et au développement de la thérapie centrée sur la personne.
Soignant et soigné, thérapeute et client, enseignant et élève, notre habitude et notre schéma de pensée sont ainsi constitués que nous voyons presque toujours de manière séparée les deux membres d’une relation. Nous parlons de relation, cependant nous avons de la peine à la considérer comme une chose en soi, qui se construirait sans cesse et serait donc en constant mouvement. De même avons-nous de la peine à penser en termes de mouvement, de processus ; nous avons bien plus tendance à imaginer des états, statiques, et ce même lorsque nous parlons d’un état d’être. Notre pensée intellectuelle semble chercher des repères fixes sur lesquels construire, auxquels elle a ensuite tendance à se cramponner comme s’ils étaient les seuls possibles. Il en résulte cependant une certaine fragilité, de même qu’une inquiétude face à l’inattendu, à l’imprévisible ; « ce n’est pas confortable, mais ce malaise et cette vulnérabilité sont une bénédiction car ils peuvent nous inciter à devenir davantage ce que nous pouvons être » (p. 31).
En effet, si ces conceptions correspondent à un schéma de pensée bien établi, sont-elles pour autant un reflet correct, une compréhension adéquate de la réalité ? L’observation semble plutôt montrer que « tous les organismes engagés dans un ‘processus d’équilibre’ dans lequel ils cherchent à trouver leur sens du soi et leur milieu social, et que ce processus d’équilibre (c’est-à -dire d’actualisation) se produit tout au long de la vie » (p. 78). Et, plus déroutant encore, que ce « n’est pas quelque chose que nous faisons, pas même quelque chose qui nous arrive en tant qu’individus . Il s’agit d’un processus évolutif dans lequel notre être et notre devenir sont intégrés » (p. 39).
Tendre, en tant qu’individus ou en tant que société, à développer une capacité à être plus à l’aise face à la réalité d’un monde toujours mouvant et aux défis qu’il représente pourrait se révéler être un chemin vers une plus grande congruence, une plus grande proximité avec notre expérience intérieure (elle aussi renouvelée à chaque instant), et par la même avec un fondement de notre humanité. La démarche thérapeutique peut être vue comme une forme que prend à notre époque la recherche fondamentale et intemporelle de soi-même. Elle demande de la part des thérapeutes de relever eux-mêmes le défi de la congruence, car « au cœur de la psychothérapie se trouve la capacité du thérapeute à être sa propre expérience lors de la rencontre thérapeutique. Pour y parvenir, il lui faut apprendre certaines choses et en désapprendre d’autres » (p. 57).
Avec sa vision de la relation thérapeutique, Rogers a ouvert une route encore peu fréquentée qui, au-delà de ce métier, parle de l’être humain et de ses compétences à être lui-même et à se préoccuper de son environnement naturel, les deux à la fois et non dans une opposition entre individualité et collectif. « Ses déclarations sur la nécessité de créer les conditions pour qu’une personne s’ouvre et se manifeste elle-même ne sont pas une demande scientifique, ni une hypothèse, ni une théorie. C’est l’intuition basique, fondamentale, personnelle […] [Cependant], si c’était si facile – tout le monde est bon, il n’y a juste qu’à créer les conditions – il n’y aurait pas de critique à affronter » (p. 16).
Ce regard est aujourd’hui d’une actualité évidente, tandis qu’il devient quasiment vital de trouver les routes d’un futur qui nous échappe, dont l’équilibre dépendra en grande partie de notre capacité à « éviter, d’une part, la perte de son identité individuelle et, d’autre part, la perte de son lien avec la nature dans un sens erroné de l’individualité » (p. 43). Pour autant, remettre en question nos schémas mentaux ne se fera pas sans une réelle conscience de la nécessité et du bienfondé de nous y atteler ni sans une forte détermination à entrer, dans tous les domaines, dans des modes de pensée peu connus et peu développés. La relation humaine, selon la compréhension que nous en avons, nous parle d’une réalité que nous construisons ensemble, à chaque instant. Cette réalité n’a rien de statique, de figé, de prédéterminé. Elle est une « structure en mouvement qui se modifie constamment » (p. 54) et à laquelle chacun participe.
Jean-Marc Randin