Il est des sujets universels, d’autres plus proches de réalités personnelles, culturelles ou sociales. Il en est également qui touchent aux deux dimensions, qui relèvent de l’individuel comme du général. Ainsi en va-t-il de l’éthique : il y a le sujet « éthique », sur lequel de longues et habiles discussions peuvent être tenues, et il y a la manière dont chacun d’entre nous est porteur d’éthique, dans sa vie quotidienne et sa relation aux autres. Ce n’est alors plus un débat d’idées ou de valeurs morales, mais bien un enjeu de notre vie de tous les jours, et de notre vie professionnelle dès lors que l’on travaille dans un métier de la relation.
Pour parler en termes concrets, prenons l’exemple du respect, entendu non pas dans le sens de respect dû à quelqu’un qui occupe telle ou telle fonction, qui a telle ou telle image, mais dans celui de considération que l’on a pour un autre, quel qu’il soit, avec qui l’on entre en relation. De quoi sommes-nous, à chaque instant, véritablement porteurs ? Quel est le regard, quels sont les sentiments, qu’est-ce qui nous compose réellement lorsque nous sommes en relation avec un autre, sur un plan personnel, professionnel… ou simplement avec un enfant des rues rencontré au hasard d’un chemin (p. 55) ?
La réponse tient de l’éthique pratique ; elle est déterminante pour la qualité et la nature de la relation qui va s’instaurer, pour le degré de respect et de considération de l’autre qui l’imprégnera. Est-ce que nous allons adopter la position de l’expert, du professionnel, de l’adulte, de celui qui sait plus que l’autre ? Dans certains métiers, n’est-ce pas ce qui est attendu des professionnels ? Carl Rogers a défendu l’idée que cette attitude était toujours contre productive. Ce faisant il a adopté une position exigeante, qui implique d’admettre que « les deux individus sont des êtres humains faillibles, même dans le processus de devenir » (p. 37). Et qui dit faillible, dit perfectible. Notre capacité de respect est certainement – c’est d’ailleurs à espérer – perfectible, mais sans doute pas gratuitement, ni indépendamment de notre volonté. Les qualités, telle la congruence, demandées chez un professionnel centré sur la personne, ne deviendront pas réalités sans un véritable travail sur le « matériau personne » ; elles ne s’acquerront ni dans les livres, ni au travers d’une compréhension intellectuelle.
Ces qualités sont souvent vécues, si ce n’est posées, comme un absolu. Dans cet absolu, « la thérapie centrée sur le client a l’intemporalité et la perfection d’une discipline spirituelle » (p.
22). En regard de nos limites humaines et de nos réalités tant personnelles que professionnelles, faut-il se décourager et s’en détourner pour faire appel à des attitudes et actes moins «idéaux» mais plus « réalistes »… et réalisables ? Peut-être. À moins qu’il ne vaille mieux, tout au contraire, s’y accrocher résolument devant l’importance de l’enjeu. Il est en effet à craindre qu’y renoncer reviendrait à renoncer à nos aspirations vers un mieux, un plus, alors que c’est de nous dont il s’agit. Ce serait nous contenter de ce que nous avons, de ce que nous sommes, au lieu de viser vers l’avant, vers l’exploration de territoires encore inconnus.
Parvenir à l’authenticité de la congruence, au respect ou à l’éthique n’est pas chose évidente, mais cela ne veut pas dire que ce soit impossible. Ce qui est certain, c’est que ces notions n’ont nulle chance de devenir réalités sans qu’il y ait tension vers elles et ferme intention à les atteindre. De fait, «l’approche centrée sur la personne a toujours insisté sur l’engagement complet du thérapeute » (p. 85), comme d’ailleurs de toute personne qui s’efforce à la pratiquer.
Il est toujours difficile de savoir si viser un idéal relève de l’utopie, ou au contraire de ce qui permet le progrès. Tout juste peut-on se souvenir, en l’occurrence, de figures et personnages qui, dans notre mémoire collective, incarnent la réalisation de cet idéal. Ainsi la congruence, l’éthique, la considération de l’autre seraient là , à notre disposition. D’après la recherche et la théorie centrées sur la personne, elles conditionnent le résultat d’une intervention professionnelle en relation d’aide, et plus largement dans toute forme de relation humaine. Mais elles ne seront jamais présentes plus loin que jusqu’où nous les avons faites nôtres.