« Chaque jour, des enfants naissent dans un pays en guerre. Ils naissent dans un monde où la violence, la destruction, la souffrance et la mort sont réalité. La guerre signifie toujours la peur, le deuil et le traumatisme, mais aussi l’expulsion, la fuite et la captivité. La guerre, c’est ne pas être certain d’être encore vivant le lendemain. Chaque jour, dans trop de pays sur terre, des enfants doivent assumer un quotidien qui leur apprend à survivre dans un monde de soldats, de chars et de bombes » (p. 7) ».
Ces propos datent de 2020. L’auteur ne pouvait alors prévoir la situation que nous vivons aujourd’hui. Il parlait de notre monde, de nous humains qui ne pratiquons que de manière si peu fiable la paix, à l’extérieur comme à l’intérieur de soi. Il se souvenait en revanche que Rogers avait parlé, expérimenté et fait expérimenter des conditions pouvant mener sur un chemin vers la paix. Nous pouvons nous souvenir de même que bien d’autres personnes, à travers l’histoire, ont incarné un tel chemin, de différentes manières, dans différentes cultures, à différentes époques. Devons-nous envisager, voire admettre que cette perspective nous est pour toujours inaccessible, collectivement, du fait de notre nature humaine ? Que la Paix est telle le rocher de Sisyphe, impossible à préserver ? Ou faut-il au contraire persévérer, chercher inlassablement la route, tenter de comprendre et de mettre toujours plus en lumière ce qui nous mène au conflit, ou plus pertinent encore, ce qui en nous est conflit ?
« Rogers a pensé à la personne fonctionnant pleinement toujours en termes de processus de devenir, jamais en termes d’état ou de produit fini » (p. 30). Là réside l’espoir, car cela affirme un potentiel plus grand, inutilisé, et correspond à une perception interne partagée par nombre d’entre nous que nous pourrions plus. Une perception qui nous fait ressentir les conflits comme des gâchis, des échecs collectifs qui auraient pu être évités, ou pourraient un jour l’être, et non comme de pures fatalités humaines.
« Nous n’en savons pas assez sur la compréhension » (p. 90), et ce sont l’incrédulité et l’incompréhension qui règnent. « Nous ne sommes pas encore en mesure de mettre en place un système véritablement centré sur la personne » (p. 44), et les luttes de pouvoir, les tendances et habitudes au rapport de force, au non-respect de l’autre, sont partout en activité, régulièrement même en recrudescence, avec des conséquences trop souvent dramatiques. L’idée d’un monde fondé sur des valeurs plus centrées sur la personne, ou humanistes, ou tout simplement au service de l’humain et de son développement, tant collectif qu’individuel, est actuellement mise au défi. La période que l’humanité traverse ne semble plus être celle du temps de l’idéal, mais de celui d’une nécessaire réalisation. S’il nous reste beaucoup à apprendre sur nous-mêmes, il devient pressant de mettre en pratique les connaissances que nous avons accumulées ces dernières décennies ; comme s’il s’agissait désormais de choisir entre aller résolument de l’avant ou reculer inexorablement. Les conflits extérieurs résonnent en écho aux conflits internes que nous n’avons pas encore dépassés. Pourrons-nous un jour faire disparaître notre désir de pouvoir ? Probablement pas, et peut-être n’est-ce pas cela qui compte vraiment. Se connaître, c’est avant tout savoir reconnaître nos tendances destructrices, tandis que prendre soin de soi inclut de nous en occuper, de devenir plus responsables de ces aspects de soi-même. Si nous ne nous poussons pas au-delà de nos limites habituelles après les avoir mises à jour, à quoi sert la connaissance de soi ?
Pour ne pas retomber dans nos schémas ancestraux, la relation à l’autre, aux autres est à réinventer. « L’important, c’est le courage d’essayer quelque chose de nouveau, de me mettre à la place de l’autre et de concrétiser ensuite les idées » (p. 63). Avoir le courage de ne pas seulement s’indigner, mais de réaliser de nouvelles pratiques et de laisser la place à découvrir où elles nous mèneront. Cela n’est pas gratuit et ce n’est pas sans une intention consciente, une détermination et une constance que nous pourrons toucher à « l’art de ne pas savoir, l’art d’être curieux, ouvert à la surprise – une sorte de naïveté sophistiquée […], où le défi est l’inconnu et le ‘non encore compris’, l’ouverture à l’émerveillement » (p. 35). Si nous voulons un jour gagner la paix, cela passera sans doute par le développement, d’abord en soi puis de manière plus collective, de tels états d’être. Ce n’est pas avec des mots que nous le réaliserons, mais avec une véritable intention de nous faire évoluer afin de faire évoluer notre monde. Tandis que le statu quo est dramatique, le changement pourrait être passionnant si nous y parvenons et si nous appliquons l’idée de « consacrer à cette tâche tout ce que vous avez […]. Expérimentez. Voyez ce qui fonctionne » (p. 90).
 Jean-Marc Randin